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L’interdépendance et la coopération, véritables composantes de sociétés compassionnelles et durables

Blog20220714

Notre sentiment d’appartenance à une seule et même planète, à notre humanité commune et à notre sentience commune avec les autres espèces a été renforcé par les effets de la pandémie du covid-19. Un virus d’une taille nanométrique a réussi en quelques semaines à mettre une partie du monde à l’arrêt, et à impacter la vie de plus de 6 milliards d’humains. Notre interdépendance est devenue aujourd’hui plus évidente que jamais au détriment de l’idée que l’homme se serait « extrait de la nature » (comme si nous pouvions nous extraire de quelque chose dont nous faisons intimement partie).

 Les experts du GIEC appellent unanimement et fortement nos dirigeants à considérer les liens avérés entre réchauffement climatique et risques sanitaires, sécuritaires, économiques, qui sont particulièrement exacerbés dans les zones les plus touchées. On comprend, dès lors, le besoin de questionner notre responsabilité universelle et l’urgence de renforcer notre sentiment de solidarité et la coopération en général. Selon ses capacités et ses ressources, chacun peut se mobiliser à sa façon et cultiver un état d’esprit altruiste pour devenir un maillon de l’immense chaîne de la coopération qui dépasse les murs et les frontières.

L’altruisme n’est pas le luxe d’utopistes rêveurs, mais une nécessité pour protéger notre planète et permettre aux êtres de s’y épanouir de manière durable et harmonieuse.

Il est également essentiel de prendre sérieusement et pragmatiquement les recommandations des scientifiques du climat et de l’environnement. Les hommes d’État n’ont plus le droit, au regard de leur devoir envers les générations futures, de constamment transférer aux gouvernements suivants la responsabilité de prendre les mesures draconiennes qui s’imposent, sachant qu’elles ne seront sans doute pas très populaires dans un premier temps. Le futur ne fait pas mal, du moins pas encore, mais il frappera fort et dur si nous ne faisons rien aujourd’hui et les générations futures ne manqueront pas de dire « vous saviez et vous n’avez rien fait. »

Si nous sommes pour la plupart conscients de l’urgence écologique, nous pouvons aussi ressentir une forme d’impuissance, voire d’anxiété face aux engagements nécessaires – sur le plan individuel comme collectif. Cette prise de conscience parfois vertigineuse peut nous paralyser et nous pousser à nous replier sur nous-mêmes.

La défiance vis-à-vis des institutions se meut en un abandon de la participation à la vie de la communauté. La défiance parfois pathétique vis-à-vis des scientifiques annonce un retour à l’obscurantisme. On retrouve ici d’ailleurs la définition de l’individualisme que donne l’historien-philosophe Alexis de Tocqueville au milieu du XIXe siècle qui s’inquiétait déjà de ce « système d’isolement dans l’existence. L’individualisme [comme antonyme] de l’esprit d’association. »

L’« individualisme » a généralement deux sens. Il peut désigner l’autonomie morale des individus qui leur permet d’agir et de penser librement. Cet individualisme là, sur le plan philosophique, est le fondement des sociétés démocratiques.

Il en existe toutefois une autre conception : l’individualisme comme une aspiration égocentrique à s’affranchir de toute conscience collective et à donner la priorité au « chacun pour soi. ». L’individu serait ainsi encouragé à faire tout ce que lui dictent ses pulsions immédiates au mépris des autres, de sa responsabilité dans la société et des conséquences de ses actes.

L’économiste et sociologue anglais Richard Layard considère que cet excès d’individualisme est un des maux significatifs de notre siècle et que « les individus ne pourront jamais mener une vie satisfaisante ailleurs que dans une société où les gens se soucient les uns des autres et veillent à promouvoir le bien d’autrui comme le leur. La poursuite de la réussite personnelle au détriment de celle des autres ne peut pas créer une société heureuse, le succès d’une personne impliquant nécessairement l’échec d’une autre. Aujourd’hui la balance penche trop vers la poursuite des intérêts individuels. Cet excès d’individualisme est, nous pensons, à l’origine de toute une série de problèmes dans la société. ».

Il existe une belle interprétation de la dialectique du Maître et de l’Esclave de la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel. À la première lecture, le maître est le maître de l’esclave et il peut tout obtenir de lui. Il semble disposer d’une liberté totale d’action. En deuxième lecture, l’esclave apparaît comme privé de sa liberté, car il doit répondre à tous les désirs de son maître. En troisième lecture, nous réalisons que le maître est en fait l’esclave de ses propres désirs, et que l’esclave a réussi à dompter ses désirs et qu’il est son maître intérieur. Peut-être sommes-nous nous aussi parfois esclaves de nos propres désirs, fabrications mentales et biais cognitifs ? Vouloir faire tout ce qui nous passe par la tête, ce pourrait être une étrange conception de la liberté qui peut détruire le tissu social, puisque l’on devient ainsi, non sans un cynisme résigné, le jouet des mouvements de pensées et autres affects qui empêchent le discernement.

Dans La Marche vers l’Éveil , le grand penseur bouddhiste indien du VIIIe siècle donne cet autre exemple : si quelqu’un nous frappe avec un bâton, on ne se mettra pas en colère contre le bâton, mais contre la personne. À vrai dire, nous dit Shantidéva, la personne est elle-même comme un bâton aux mains de la haine, et c’est cette dernière qui est notre véritable ennemi.

Par contraste avec l’individualiste qui confond la liberté de faire n’importe quoi et la véritable liberté qui consiste à être maître de soi-même, on comprend dès lors l’importance de considérer l’interdépendance et la coopération comme véritables composantes de sociétés bienveillantes et durables. S’affranchir de la dictature de l’égocentrisme et des autres biais qui l’accompagnent, c’est être capables de prendre nos vies en main, au lieu de les abandonner aux tendances forgées par nos habitudes.

Il apparaît aujourd’hui fondamental de considérer l’interdépendance de tous les êtres aussi bien dans leur fonctionnement que dans leur aspiration commune à éviter la souffrance et connaître le bien-être. Un état d’être altruiste rend possible à court terme de remédier aux inégalités et injustices sociales, à moyen terme de favoriser le bien-être de la population, à long terme de prendre en compte sérieusement le sort des générations futures et du vivant. Si une tâche peut nous sembler dépasser nos capacités de prime abord, nous pouvons progresser pas à pas. Comme l’écrit le philosophe Pierre Lévy, « personne ne sait tout, tout le monde sait quelque chose », nous pourrions dire la même chose de l’action, « personne ne peut tout faire, mais nous pouvons tous faire quelque chose ». Le fait que le voyage puisse être long ne doit pas nous décourager. L’important est de savoir que nous allons dans la bonne direction. Dans ce cas, chaque pas accompli est gratifiant et nous incite à persévérer pour le bien de tous les êtres.

Les études transdisciplinaires de Gauthier Chapelle et de Pablo Servigne montrent qu’il est possible de raviver les facteurs clefs du changement dont nous avons tous les clés. Dans leur ouvrage commun L’entraide: L’autre loi de la jungle (2017) ils citent un inspirant passage du livre de Jean Claude Ameisen : Dans la lumière et les ombres (2008) : « Il nous faut entrer en relation, en empathie, avec ce qu’il y a d’unique, de singulier, de merveilleux, de fragile et de menacé dans chaque être humain, et dans la nature qui nous entoure. Et nous demander ce que nous pourrions faire pour protéger, préserver, réparer, soigner, et empêcher de disparaître. […] Dans le respect de l’extraordinaire vulnérabilité de ceux qui nous ont fait naître, de ceux qui nous entourent, et de ceux qui nous survivront. »

Une éducation éclairée est fondamentale pour mettre en relief les notions de coopération, de solidarité plutôt que les valeurs de compétition et d’indifférence. Une vision d’un monde interdépendant et relié peut être au cœur de ce que l’on transmet aux générations futures. Et ainsi, de comprendre en quoi l’interdépendance et la coopération deviennent alors un remède aux maux contemporains, et la pratique continuelle de l’altruisme une solution aux défis de demain.


1 Layard, R., & Dunn, J. (2009). A Good Childhood: Searching for Values in a Competitive Age. Penguin, p. 6.

2 Shantideva. (2008). Bodhicaryâvatâra: La Marche vers l’Eveil. Padmakara