Alors que le malaise social se manifeste de toutes sortes de façons dans le monde et s’exprime de manière aiguë en France, il semble désirable d’examiner la situation à plusieurs niveaux. Le plus évident est celui de la pauvreté au sein de la richesse. C’est le sort d’un grand nombre de personnes qui se trouvent acculées à la précarité bien qu’elles fassent de leur mieux pour mener une vie décente. Cela est une évidence de tous les jours dans les pays pauvres, mais c’est aussi un mal croissant dans les pays dits « riches » en raison de l’accroissement des inégalités. Au cours des trente dernières années, les inégalités n’ont cessé de s’accroître dans tous les pays membres de l’OCDE (les pays plus nantis). Un chiffre, parmi de nombreux autres, récemment cité par OXFAM, ne peut que nous interpeller : les 25 milliardaires les plus riches possèdent autant d’argent que la moitié de l’humanité. En France 8 milliardaires français détiennent autant que les 30% les plus pauvres. Une telle situation est absurde, indécente et inacceptable. Elle révèle des vices majeurs dans le système qui prévaut actuellement. On sait aussi que le soi-disant « ruissellement » de la richesse vers le bas ne s’est jamais véritablement produit. Il importe donc d’œuvrer avec discernement et détermination vers une société plus juste et équitable.
Depuis 20 ans, l’association Karuna-Shechen que j’ai co-fondé, oeuvre à bâtir un monde plus juste, en promouvant la compassion et en agissant au travers de projets d’éducation et d’autonomisation en Inde, Népal et Tibet. La justice sociale ne peut se concevoir sans solidarité entre les hommes. Nous croyons profondément dans la possibilité d’une existence meilleure, dans laquelle règnent l’altruisme et la coopération, et non l’égoïsme et le conflit. Pour en savoir plus et soutenir ces projets : https://karuna-shechen.org/fr/actualite/justice-sociale/
Société de consommation
Ce qui suit ne concerne pas ceux qui ont beaucoup de mal à assurer leur subsistance. Cela concerne tous ceux – ils sont nombreux – qui disposent de plus que ce qui leur est nécessaire pour se loger, se nourrir, se vêtir, veiller sur leur santé, être éduqué et assurer l’éducation de leurs enfants. Que fait-on du « surcroît » ? Personne n’a besoin d’incitation pour se procurer ce dont il a véritablement besoin. L’essence de la publicité et du marketing, quant à elle, est de nous faire désirer ce dont nous n’avons pas besoin.
Il n’y a pas si longtemps, dans une grande ville américaine, je suis tombé sur une file de plusieurs centaines de personnes, longue d’un demi-kilomètre, qui attendaient l’ouverture, deux heures plus tard, d’un magasin où des foulards de marque allaient être vendus pour 200 dollars au lieu de 600 ! L’image d’une longue file de femmes népalaises qui attendaient immobiles, au petit matin, de pouvoir acheter quelques litres de kérosène pour faire la cuisine a surgi en mon esprit. Certes, beaucoup d’Occidentaux et de Français n’auront jamais les moyens d’acheter un tel foulard, même avec pareille réduction. Certes, la misère peut être cachée chez nous, et il faut tout mettre en œuvre pour la supprimer. Mais en Inde ou au Népal où je vis une bonne partie du temps, il n’y a ni sécurité sociale, ni allocations familiales ou aide au chômage. Si vous êtes malade et ne pouvez pas payer à l’avance une partie de vos frais médicaux, vous restez à la porte de l’hôpital.
Le psychologue américain Tim Kasser et ses collègues de l’université de Rochester ont mis en évidence le coût élevé des valeurs matérialistes (voir son ouvrage The High Price of Materialism). Grâce à des études s’étendant sur une vingtaine d’années, ils ont démontré qu’au sein d’un échantillon représentatif de la population, les individus qui concentraient leur existence sur les biens matériels, l’image, le statut social et autres valeurs matérialistes promues par la société de consommation, sont moins satisfaits de leur existence. Centrés sur eux-mêmes, ils préfèrent la compétition à la coopération, contribuent moins à l’intérêt général et se préoccupent peu des questions écologiques. Leurs liens sociaux sont affaiblis et, s’ils comptent beaucoup de relations, ils ont moins de vrais amis. Ils manifestent moins d’empathie et de compassion à l’égard de ceux qui souffrent et ont tendance à instrumentaliser les autres selon leurs intérêts. Ce consumérisme immodéré est étroitement lié à un individualisme excessif.
En outre, les pays riches, qui profitent le plus de l’exploitation des ressources naturelles, ne veulent pas réduire leur train de vie. Ce sont pourtant eux les principaux responsables des changements climatiques et des autres fléaux (accroissement des maladies sensibles aux changements climatiques, la malaria, par exemple, qui se propage dans de nouvelles régions ou à des altitudes plus élevées dès que la température minimale augmente) qui affectent cruellement les pays les plus pauvres, ceux dont la contribution à ces bouleversements est la plus insignifiante. Un Afghan produit deux mille cinq cents fois moins de CO2 qu’un Qatari et mille fois moins qu’un Américain. Le magnat américain Stephen Forbes déclarait sur une chaîne de télévision conservatrice (Fox News), à propos de l’élévation du niveau des océans : « Modifier nos comportements parce que quelque chose va se produire dans cent ans est, je dirais, profondément bizarre. » N’est-ce pas en réalité une telle déclaration qui est absurde ? Le patron du plus grand syndicat de la viande aux États-Unis, quant à lui, est encore plus ouvertement cynique : « Ce qui compte, dit-il, c’est que nous vendions notre viande. Ce qui se passera dans cinquante ans n’est pas notre affaire. »
Or tout cela nous concerne, concerne nos enfants, nos proches et nos descendants, ainsi que l’ensemble des êtres, humains et animaux, maintenant et dans l’avenir. Concentrer nos efforts uniquement sur nous-mêmes et nos proches, et sur le court terme est l’une des manifestations regrettables de l’égocentrisme.
L’individualisme, par ses bons côtés, peut favoriser l’esprit d’initiative, la créativité et l’affranchissement de normes et de dogmes désuets et contraignants, mais il peut aussi très vite dégénérer en égoïsme irresponsable et en narcissisme galopant, au détriment du bien-être de tous.
L’égoïsme est au cœur de la plupart des problèmes auxquels nous faisons face aujourd’hui : l’écart croissant entre les riches et les pauvres, l’attitude du « chacun pour soi », qui ne fait qu’augmenter, et l’indifférence à l’égard des générations à venir.
Simplicité volontaire
Pourquoi ne pas suivre le bon conseil de Gandhi : « La civilisation dans le vrai sens du terme ne consiste pas à multiplier les désirs, mais à les réduire volontairement. Cela seul instaure le vrai bonheur et le contentement tout en accroissant notre capacité de servir. »
Simplifier notre existence, c’est avoir l’intelligence d’examiner ce que l’on considère habituellement comme des plaisirs indispensables et de vérifier s’ils apportent un authentique mieux-être. La simplicité volontaire peut être ressentie comme un acte libérateur. Elle n’implique donc pas de vivre dans la pauvreté, mais dans la sobriété. Elle n’est pas la solution à tous les problèmes, mais elle peut certainement y contribuer.
L’écrivain et penseur Pierre Rabhi, l’un des pionniers de l’agroécologie, estime que le temps est venu d’instaurer une politique et une culture fondées sur la puissance d’une « sobriété heureuse » à laquelle on a librement consenti, en décidant de modérer ses besoins, de rompre avec les tensions anthropophages de la société de consommation et de remettre l’humain au cœur des préoccupations. Un tel choix s’avère alors être profondément libérateur.
La crise actuelle a de multiples aspects. Il y a tout d’abord un drame humain, celui des populations les plus pauvres qui souffrent durement des crises financières et de l’inégalité croissante, alors que les riches sont peu affectés et en profitent même pour s’enrichir davantage. Mais il y a aussi la quête inépuisable du superflu. L’industrie du luxe mobilise des fortunes tout en étant parfaitement inutile au bien-être véritable de l’être humain.
La simplicité volontaire est à la fois heureuse et altruiste. Heureuse du fait qu’elle n’est pas constamment tourmentée par la soif du « davantage » ; altruiste, car elle n’incite pas à concentrer entre quelques mains des ressources disproportionnées qui, réparties autrement, amélioreraient considérablement la vie de ceux qui sont privés du nécessaire.
La simplicité volontaire est également assortie à la sagesse : n’aspirant pas au déraisonnable, on garde constamment dans le champ de sa conscience le sort de ceux qui aujourd’hui sont dans le besoin ainsi que le bien-être des générations futures.