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Trop, trop vite : pourquoi il est temps de ralentir pour l’humanité. (Partie 2)

Kham July 2016 Raph 77 Tm

Sam Mowe : Il semblerait que beaucoup de cette culture consumériste dont Élisabeth parlait est aussi alimentée par la peur – la peur de manquer ou de n’être pas assez bon tel que l’on est.

Matthieu Ricard : Oui, nous avons besoin de cette capacité de savoir si une peur est justifiée ou pas.

Sam Mowe : Parlons des échelles de temps. Élisabeth, une des choses que vous pointez dans votre livre La sixième extinction, c’est que les êtres humains altèrent la planète depuis très longtemps, un peu comme si c’était dans notre ADN. C’est donc un sacré défi que de changer notre comportement du jour au lendemain. Et vous Matthieu vous parlez de l’importance de ralentir. Il semble donc y avoir cette tension entre l’urgence du moment et les projets à long terme pour changer la nature humaine ou au moins pour ralentir notre rythme.

Élisabeth Kolbert : Je pense que l’idée de ralentir est tout à fait au cœur du sujet car nous sommes en effet une espèce qui modifie le monde, et nous nous y consacrons depuis très longtemps. Ce qui nous rend si destructeur, hélas, c’est précisément notre capacité à altérer les choses sur une période de temps infiniment plus brève que ce dont les autres créatures auraient besoin pour évoluer et s’adapter à ces changements.

Mais il y a une différence entre ce que nous faisions en chassant les bêtes sauvages il y a quelques millénaires et ce que nous faisons à l’époque actuelle. Notre impact sur la planète a été désigné comme « la grande accélération ». Le fait de prendre conscience de notre capacité à modifier la planète pourrait être un avantage et pourrait potentiellement nous mener à repenser beaucoup de choses que nous faisons actuellement. Toutefois j’essaie de ne jamais dire « les choses vont changer » car je n’en vois pas les signes. Mais je pense qu’il y a certainement une possibilité de changement.

Matthieu Ricard : Ce n’est pas contradictoire de parler d’une urgence de ralentir. Bon ce n’est pas comme s’il fallait se mettre à paniquer pour ralentir d’un seul coup. C’est juste qu’il est temps de s’y mettre. Si vous prenez toutes ces expressions comme « ralentir », « simplicité », « faire plus avec moins » – en fait les gens réagissent à tout cela en se disant « houlà, je ne vais plus pouvoir manger de glace à la fraise ». Ils se sentent mal. Mais en fait ce qu’ils ne comprennent pas c’est que la simplicité volontaire mène à un style de vie tout à fait joyeux. Il y a eu de nombreuses études qui le démontrent. Jim Casa a fait des enquêtes auprès de gens qui avaient une mentalité matérialiste très portée sur la consommation. Il a examiné le cas de plus de 10.000 personnes de plus de vingt ans et il les a comparées avec des gens qui accordaient plus de valeur aux choses moins matérielles comme la qualité des relations ou le lien à la nature, et il a trouvé qu’ils étaient plus heureux que ceux qui consommaient beaucoup. Ces derniers recherchent des plaisirs superficiels mais ne trouvent pas de satisfaction dans leurs relations. Leur santé n’est pas aussi bonne. Ils ont moins de bons amis, ils sont moins concernés par les enjeux mondiaux comme l’environnement. Ils font preuve de moins d’empathie et sont obsédés par leurs dettes.

Par conséquent je pense qu’il est temps de réaliser que nous pouvons trouver la joie, le bonheur et l’épanouissement sans avoir à acheter un iPad grand modèle, puis un iPad mini et finalement aussi un iPad moyen modèle.

Sam Mowe : Est-ce que vous pensez que les pratiques contemplatives peuvent aider les gens à parvenir à cette compréhension?

Matthieu Ricard : Pour moi, pratiquer la contemplation ça signifie cultiver ses compétences, sa force intérieure et sa détermination à mieux se mettre au service de l’autre, à se consacrer à des causes qui en valent la peine. C’est comme acquérir des ressources intérieures permettant de faire face aux vicissitudes de la vie et à l’adversité, comme une profonde détermination et un courage plein de compassion. Donc oui, je pense que les pratiques contemplatives peuvent aider à définir les priorités.

Sam Mowe : Élisabeth, pensez-vous que la spiritualité a une place dans les discussions sur le climat, ou bien estimez-vous que c’est simplement une question de politique et de budget ?

Élisabeth Kolbert : Oui, je pense que la spiritualité a une place dans les discussions, en considérant la spiritualité de façon très large en termes de bienveillance et de maîtrise de soi. Changer notre système énergétique est de toute évidence un gros défi technologique, mais je pense que les gens font souvent l’erreur de croire qu’on va effectivement en changer tout en continuant à vivre comme avant. Mais si vous fournissez plus d’énergie aux gens, même si ce n’est pas une énergie fossile, et bien ils vont l’utiliser pour défricher la forêt tropicale, par exemple, donc vous aurez résolu un problème pour en aggraver un autre.

Sam Mowe : Comment pouvons-nous parvenir à ce niveau de maîtrise de soi en tant qu’individus et en tant que société?

Élisabeth Kolbert : Et bien je n’ai pas vraiment de réponse à cette question, et je ne prétends pas avoir la moindre compétence dans ce domaine. J’ai déjà du mal à contrôler mes trois enfants! Mais actuellement aux États Unis, vous savez, l’une de nos expressions favorites est « la limite, c’est le ciel ». J’estime qu’il y a des possibilités de mettre en place des normes sociales qui auront différentes valeurs.

Matthieu Ricard : Il y a plusieurs manières de parvenir à cela. Mais oui, l’idée c’est que nous avons besoin de cultiver un certain nombre de valeurs humaines fondamentales qui ne sont pas celles sur lesquelles sont basés nos modes de vie actuels.

Sam Mowe : Est-ce que l’un et l’autre vous pensez que l’art peut aider à réinitialiser notre vision de la nature et nous aider à changer nos valeurs dans le sens de ce que vous préconisez?

Élisabeth Kolbert : Je pense que l’art a potentiellement un énorme rôle à jouer, en partie parce que beaucoup d’entre nous vivons dans un contexte urbain et nous n’avons pas la possibilité de partir tout à coup en Amazonie. Et de toute façon ce ne serait pas une chose à faire, en toute honnêteté. Donc je pense que le fait de toucher les gens au travers de toutes sortes de médias, quand bien même il s’agit de mauvaises nouvelles pour eux, est très utile.

Il y a cette phrase magnifique d’Emily Dickinson : « Dites toute la vérité, mais faites-le de biais ». Beaucoup de gens travaillent de cette façon, et j’ai moi-même travaillé avec un certain nombre d’artistes dans cette perspective. Est-ce que cela réussit effectivement à sensibiliser les gens et les pousse à agir, en allant au-delà du simple débat habituel sur le « c’est bien ou c’est mauvais », je ne sais pas vraiment.

Matthieu Ricard : J’essaie de faire cela au travers de mes photographies. Pour moi c’est un moyen de témoigner de la beauté de la nature et de la partager avec les gens qui vivent dans les villes, de leur rappeler la beauté du monde. Je pense que c’est une source majeure d’inspiration pour un changement positif.

Sam Mowe : Je pose cette question en partie parce que je ressens parfois une surcharge d’informations et je trouve que l’art pourrait bien être une façon de couper court à cette masse et de nous connecter au niveau du cœur avec les vrais enjeux.

Matthieu Ricard : Oui, mais je pense que nous devons nous atteler directement aux problèmes, sans espérer naïvement qu’en écoutant Bach on va réaliser d’un coup notre besoin d’énergies renouvelables au lieu des énergies fossiles. Je ne suis pas sûr qu’il y ait autant de lien direct que ça.

Élisabeth Kolbert : Oui, je suis tout à fait d’accord avec cela. Je pense qu’il y a assez d’espace pour toute sorte d’efforts créatifs, et je les soutiens complètement, mais je pense aussi qu’il y a un problème quand les gens confondent certaines formes de représentation ou d’art ou de discussion avec l’action. Chacun a son utilité mais il ne faut pas les confondre.

Matthieu Ricard : Si vous êtes sur un bateau qui fonce droit vers une énorme chute d’eau, ça ne sert à rien de se mettre à jouer de la musique.

Élisabeth Kolbert : (rires) Exactement. Bon peut-être que ça peut avoir une utilité, mais en tout cas il ne faut pas essayer de se convaincre que ça va nous permettre d’échapper à la chute.

Cette conversation a été publiée initialement sur le Blog de l’Institut Garrison. La mission de cet institut est de démontrer et de disséminer l’importance des pratiques contemplatives et des valeurs fondées sur la spiritualité en construisant des mouvements durables pour un monde plus sain, plus sûr et plus bienveillant.