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Plus fort est l’ego, plus on est vulnérable – 5

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L’interview dont cet extrait est tiré a été réalisée par la journaliste Anja Jardine pour le journal Neue Zürcher Zeitung.

Vous avez vécu à plusieurs reprises dans un ermitage. Comment était-ce ?

Formidable, magnifique ! J’ai passé cinq ans en retraite solitaire, par périodes allant jusqu’à neuf mois. La journée dans l’ermitage est structurée, la pratique est très disciplinée. On se lève à 4h30, on prie jusqu’à l’aube, on récite des textes que le maître a donnés, on fait des visualisations. Entre 7h et 7h30, on boit du thé, on s’assied sur le balcon et on regarde le lever du soleil, les montagnes, ou les nuages. Ensuite on continue les exercices toute la journée. Après le coucher du soleil, on va dormir bien sûr. La qualité du sommeil devient meilleure, on a de moins en moins besoin de sommeil et on se sent totalement frais le matin. À Darjeeling, je ne recevais pratiquement jamais de courrier.

Il est beaucoup plus facile d’être détendu lorsqu’on ne doit pas se soucier de son travail et de sa famille. N’est-ce pas un style de vie élitiste ?
J’entends souvent ça. Je réponds toujours : « Mais venez donc ! » Dans mon ermitage à Darjeeling, pendant sept ans, je n’avais ni chauffage, ni électricité, ni eau courante. La plupart des gens ne voudraient pas passer une semaine comme ça. Pour moi, ces moments ont été les plus riches de mon existence. En outre, le but d’un tel isolement est de se débarrasser de l’égocentrisme. Ce n’est donc évidemment pas une démarche égoïste. On sort de là plus tranquille et plus compatissant et on se met au service des autres.

Est-ce la raison pour laquelle vous voyagez aujourd’hui dans l’histoire du monde, que vous écrivez des livres, participez à des conférences, donnez des interviews ?

Oui, ce sont les projets humanitaires qui m’ont fait descendre des montagnes, pas les livres ni les conférences. Je pourrais immédiatement arrêter tout ça. Mais chaque année Karuna-Shechen vient en aide à 250 000 personnes dans les domaines de la santé, de l’éducation et des services sociaux. En même temps, avec l’intérêt croissant pour le bouddhisme – tant de la part des gens en Occident que du côté de la science – de plus en plus de demandes nous parvenaient. Depuis que je sers d’interprète pour le Dalaï-Lama et le rejoins pour nombre de rencontres avec des scientifiques au travers de l’Institut Mind and Life d’autres tâches sont venues s’ajouter. Mais je suis en train de diminuer mes activités et de cesser de faire le clown à droite et à gauche.

En 1997, vous avez publié Le moine et le philosophe. C’était un immense succès, il y a des traductions dans plus de vingt langues. Avez-vous été surpris ?

Très ! Et c’est là que de nouvelles opportunités se sont présentées, mais je pourrais dire aussi que mes problèmes ont commencé ; avant cela, j’ai eu 25 ans de tranquillité. L’an dernier, nous avons eu plus de 300 demandes à l’association Karuna-Shechen ; il m’est difficile de dire non. Je me sens responsable. Je suis allé dix fois au Forum économique mondial à Davos, à quoi s’ajoutent d’innombrables conférences. Ça a eu un effet boule de neige. Mais le positif, c’est que nous avons pu développer l’activité de notre association humanitaire : outre les soins de santé, nous développons aujourd’hui des projets dans le domaine de l’éducation, de l’approvisionnement en eau et en électricité, des soins de première urgence, de prévention du trafic humain, du trafic d’organes (les reins) etc. au Népal, en Inde et au Tibet.

Où êtes-vous chez vous ?

Au Népal, je suppose, ainsi qu’en Inde. Là, en tant que moine je m’y sens bien, détendu, et puis personne ne me reconnaît parce qu’il m’a vu à la télévision ! Le Tibet est aussi ma patrie de cœur, mais il est difficile d’y séjourner longuement pour des raisons politiques. Je ne possède ni maison, ni terrain, ni voiture. Mon ermitage fait 9m2 et appartient au monastère de Shéchèn où je vis en général.

Est-ce qu’un moine bouddhiste a peur de la mort ?

Je suis bien sûr très conscient de la mort et ne sais jamais lequel, de demain matin ou de ma mort, viendra le premier. Mais je suis confiant… Un ami à moi avait un cancer, il n’avait pas peur, mais il était triste parce qu’il y avait encore tant de choses qu’il voulait faire. J’essaie de ne pas détourner le regard. Je vis en toute conscience que la mort est certaine et son heure imprévisible et chaque instant infiniment précieux. Au commencement de notre vie, la mort nous effraie comme un animal pris au piège ; au milieu de la vie, nous essayons de tout faire correctement pour ne rien manquer, et à la fin nous sommes tranquilles et clairs. Alors la mort est comme une amie.

Interview publiée le 7 décembre 2018 dans sa version originale en allemand :
https://www.nzz.ch/gesellschaft/matthieu-ricard-buddhistischer-moench-und-molekularbiologe