Un jour, ma sœur Eve s’aperçut par hasard que l’un des enfants dont elle s’occupait depuis plus d’un an, en tant qu’orthophoniste dédiées aux enfants les plus négligés, avait finalement appris à lire, et faisait donc semblant d’être encore illettré. La raison de sa dissimulation finit par transparaître : il ne voulait pas être privé d’une présence chaleureuse, aimante et rassurante qui lui faisait tant défaut dans sa vie. Et s’accrochait ainsi à son incapacité de lire comme à une bouée de sauvetage, lui qui était par ailleurs constamment plongé dans un flot d’hostilités.
« Certains enfants », me raconte encore Eve dont le livre, La dame des mots, vient de sortir aux Editions NiL, « n’étaient mutiques qu’à l’école. L’un d’entre eux n’a pas prononcé un mot avec nous pendant quatre ans, mais sitôt dehors, il papotait avec la boulangère.
— Comment cela se fait-il ?
— Il parlait à la boulangère parce qu’il lui achetait des pains au chocolat ! »
Comme elle le souligne, « l’intégration est un mot et reste un mot. Ne pas parler, c’est la façon de ces enfants de dire non à l’éducation, parce que ce n’est pas leur culture et qu’ils ne veulent pas trahir leur culture. L’éducation les met en porte à faux avec leur père et leur mère qui ne savent ni lire ni écrire. En général, tout notre travail consiste à faire accepter le savoir aux enfants. »