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Bouddhisme et nihilisme

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Depuis la « découverte » du bouddhisme en Occident au XIXème siècle, on l’a souvent accusé d’être un nihilisme, soit pour ne pas l’avoir étudié ou pour l’avoir mal compris, soit par parti pris idéologique en réaction contre la nature non théiste de cette philosophie : la simple négation de l’existence d’une entité première et créatrice étant considérée comme une position nihiliste.

Le philosophe Victor Cousin, parlait d’un « culte du néant » (1) et de « cette déplorable idée de l’anéantissement qui fait le fond du bouddhisme » (2), tandis qu’un autre philosophe, traducteur des œuvres d’Aristote, Jules Barthélemy Saint-Hilaire qualifiait le bouddhisme de « système hideux », de « nihilisme implacable » (3), et statuait : « C’est par le néant ou l’ignorance qu’il débute c’est par l’ignorance ou le néant qu’il termine. » (4) Plus près de nous, Paul Claudel affirmait « Le Bouddha ne trouva que le Néant et sa doctrine enseigna la communion monstrueuse. » (5)

Que dit le bouddhisme ?

Le bouddhisme rejette deux vues qu’il qualifie d’« extrêmes » concernant la nature des phénomènes : le nihilisme et le matérialisme (ou réalisme naïf). La réfutation de ces extrêmes conceptuels est omniprésente dans les textes fondateurs du bouddhisme. Dans le Ratnakuta sutra, par exemple, le Bouddha dit :
« Kashyapa, ce qu’on appelle éternalisme est un extrême.
Ce qu’on appelle nihilisme est un autre extrême.
»

Le Traité fondamental de la connaissance transcendante (la prajnaparamita) précise :
« L’être est éternalisme ; le non-être, nihilisme.
Tomber dans l’extrême de l’éternalisme ou dans celui du nihilisme,
C’est être ignorant.
Et l’ignorance empêche de se libérer du samsara. » (6)

Quant au nirvana, il ne s’agit nullement d’une quelconque « extinction » dans le néant, mais de l’extinction de la souffrance et de ses causes. Comme le précise l’Ornement des soûtras (Sutralankara) : « La délivrance est l’épuisement de l’erreur. »

Le bouddhisme considère qu’il serait absurde de nier l’existence des phénomènes puisqu’à l’évidence ils se manifestent d’infinies façons par l’effet d’une multiplicité de causes et de conditions interdépendantes. Les phénomènes ne surgissent pas du néant, ne se produisent pas au hasard et ne peuvent pas être leur propre cause. En reconnaissant la production interdépendante des phénomènes, le bouddhisme réfute le nihilisme.

Les phénomènes existent, certes, mais de quelle manière ? Un examen superficiel peut nous faire croire que les choses existent telles qu’elles apparaissent, sous la forme d’entités dotées d’existence propre. Pour le bouddhisme, ce réalisme naïf constitue un autre extrême conceptuel erroné. Grâce à une série de raisonnements logiques, le bouddhisme arrive à la conclusion qu’il ne peut exister d’entités autonomes dotées d’existence propre. La « vacuité » du bouddhisme n’est pas une « absence » des phénomènes ou leur non-existence, mais le fait qu’ils sont « vides d’existence intrinsèque. »

La prajnaparamita précise : « Apparaissant, les choses sont vides ; vides, elles apparaissent. » La vacuité n’est pas seulement la nature ultime des phénomènes, mais le potentiel qui permet à ces phénomènes de se déployer à l’infini. Cette compréhension est résumée par cette phrase célèbre de Nagarjuna : « Parce que tout est vacuité, tout peut être. » En effet, c’est précisément parce que les phénomènes sont dénués d’existence intrinsèque qu’ils peuvent se manifester à l’infini. Un univers constitué d’entités autonomes douées d’existence réelle serait figé à tout jamais, car il interdirait le processus des lois de cause à effet, qui est lié à l’interdépendance des phénomènes.

En essence, l’union de la vacuité et des apparences est la manière la plus juste de décrire les phénomènes ainsi que leur nature ultime et de contrecarrer le nihilisme tout autant que le matérialisme.

Notes

(1) : Victor Cousin, Œuvres complètes, 1841

(2) : Victor Cousin, in Nouvelle revue encyclopédique. (1847). Firmin-Didot frères, libraires. p. 33.

(3) : Cité par Roger-Pol Droit dans son éclairant ouvrage, L’oubli de l’Inde, P.U.F.

(4) : J. Barthélemy Saint-Hilaire, Le Bouddhisme, B. Duprat, 1855.

(5) : Paul Claudel, Connaissance de l’Est, Gallimard, 2010.

(6) : Le samsara est la succession des renaissances qui restent sous l’emprise de l’ignorance et sont empreintes de souffrance. Le nirvana est l’extinction de la souffrance qui accompagne celle de l’ignorance. On parle parfait de « grand nirvana » pour désigner l’état de réalisation ultime qui transcende la dualité du samsara et du nirvana.